Je m’appelle Samuel.
Vous m’avez probablement déjà croisé dans les rues de Saint-Brieuc, car j’y ai passé toute ma vie, mais je ne suis pas sûr pour autant que vous ayez pu retenir mon visage. Vous savez, je fais partie de ces bretons banals, aux yeux bleus et grands et minces et pâles, façonnés par l’humidité de la côte et par un putain de soleil apathique.
Je ne me rappelle plus de mon premier jour de boulot au grand supermarché. Je connais par cœur les dames qui vieillissent sous mes yeux, qui prennent des années et des fruits et du pain pour leur homme, et je connais par cœur ces messieurs qui passent après le boulot, en vitesse, chercher un dernier truc avant de prendre l’autoroute qui les ramènera à la maison ; enfin, mes journées ont rarement quelque chose de remarquable et ma vie, comme celle de tous mes amis, s’écoule paisible, transparente, dans un flot agréable et implacable : sans histoire et sans aventure. Pourtant, c’est d’aventure qu’il est question dans cet épisode qui a un jour bouleversé ma vie et que j’essayerai, devant vous, de raconter avec le plus de précision que je pourrai.
Ce fut un samedi, je finissais ma semaine de travail. Le samedi le supermarché est ouvert jusqu’à huit heures du soir et il n’avait personne dans la rue quand je suis sorti – les jeunes préfèrent sortir tard la nuit et la rue des restaurants est beaucoup plus loin.
Depuis quelques années mon chemin de retour à la maison fut obstrué par les travaux de plusieurs tours de bureaux, et les détritus s’accumulaient de plus en plus au pied du trottoir où je passe au moins deux fois par jour ; on repérait parfois la chaise qui manquait dans le salon, ou le morceau de bois qui, convenablement aménagé, sera un jour la table de la cuisine.
Cette fois-ci, pourtant, je n’avais pas trouvé d’objet intéressant à la première vue et j’avais décidé ainsi de fouiller un peu plus le tas qui avait, ce soir, plus de deux mètres de hauteur. Après quelques minutes je finis par avoir dans mes mains une montre en plastique, une vieille carte de voyage de mille neuf-cents quatre-vingts trois et deux ou trois calepins presque entièrement vierges. Toutes des choses qui ne m’intéressent pas. A la poubelle, allez. Je fais demi-tour, et
La voilà.
Je la découvre dissimulée dans un renfoncement d’une cloison en brique, elle brille comme un long ruban argenté, là, le plus beau et étrange objet jamais vu, cachée des regards des passants par l’ombre fortunée du tas de détritus.
Je marche en direction d’elle. Aussitôt j’avais à mes pieds une épée.
Pas un truc de camelote mais une putain d’épée vraie, semblable à celles des illustrations qui montraient les légendes des Templiers ou les Croisés, je veux dire, une grosse épave en métal, archaïque, tellement lourde qu’on aurait pensé faite de plomb. Une Epée.
Comment est-elle tombée dans un endroit pareil ? C’est la première question que je me suis posée au regarder la surface encore opaque de la poussière qui restait collée comme une pellicule marron indissoluble.
J’ai enlevé mon imperméable et je l’ai enveloppée comme j’ai pu. Vingt minutes après j’arrivais devant la porte de l’immeuble gris de la rue de Saint-Michel, numéro trente-quatre inscrit en grosses lettres dorées, et j’étais finalement en lieu sûr.
Quand j’ai fermé à clé la porte de l’appartement l’épée était à moi ; et je l’ai prise ainsi dans mes bras pour sentir la matière froide. Puis je l’ai maniée avec mes deux mains. Elle était massive comme ces putains d’espadons du Moyen Age. Je l’ai posée sur la longue table du salon et j’ai commencé à la nettoyer le plus soigneusement que je pus nettoyer un objet en métal, malgré tout, coupant. La manchette était très dessinée ; il avait des scènes de bataille grossièrement gravées sur le poignet et le pommeau évoquait une fleur métallique à l’état de bourgeon. La lame était constituée de deux tranchants larges et convergents vers une pointe qui se situait un mètre plus loin, une pointe menaçante et, dieu seul sait, peut-être maintes fois utilisée.
Je suis resté comme ça quelques minutes. Puis, à ma plus grosse surprise, les doigts de ma main droite ont commencé à sentir une certaine irrégularité dans la texture lisse de l’épée. C’était dans le début, dans la commissure même de la lame, une irrégularité qui n’avait plus qu’une poignée de centimètres. Quelque chose avait été ciselée à la hâte: un mot. Celui qui l’a marqué restera pour toujours inconnu, ainsi que sa circonstance et sa raison, mais pas le contenu : une heure après j’ai réussi à déchiffrer ce mot furtif : « rédemption ». Rédemption.
Je n’ai jamais cru aux coïncidences. J’ai pris ma chère épée à son sens littéral et j’ai su tout de suite quoi faire : l’accrocher dans le mur du salon, en guise de trophée, et ouvrir la porte de la chambre. J’ai pris ma plus grande valise et j’y ai mis quelques vêtements, ainsi que mes objets les plus chers : les trois albums de photos, le parfum offert par ma mère, et les livres que mon grand-père avait un jour écrit – pour le voyage.
Le lundi d’après, au petit matin quand le supermarché ouvrait à nouveau je n’étais plus là. Plus jamais je ne suis revenu.